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Raphaëlle - Brigitte Lécuyer

Dix-huit heures et déjà le brouillard s’épaississait sur la nationale 4. La bruine sournoise rendait la route luisante comme un ruban grisé. Nicolas se hâtait de rentrer chez lui. Un long week-end l’attendait. Lundi, il faisait le pont. Mardi c’était Noël. Mercredi, jour de la Saint-Étienne donc férié pour les Alsaciens. Longtemps il avait cru qu’Étienne était le saint patron de l’Alsace, sauf qu’il s’agissait d’Odile. Ça faisait deux ans maintenant que Nicolas habitait au pied du Mont Sainte-Odile.

Cinq jours de congé ! Quel bonheur ! Il n’a pas eu autant de repos depuis bien longtemps. Depuis que son frère jumeau s’est tué en moto, en juin de l’année dernière. Nicolas a décidé de rayer toute fête de son calendrier personnel, alors Noël sera pour lui un jour ordinaire, il tentera de ne pas y penser. Il a prévenu ses parents. Son père n’a pas insisté. Il ne peut pas, ne souhaite pas faire bonne figure seulement pour la galerie, pour les pièces rapportées. Il n’y tient pas, c’est tout.

Ce n’est qu’un demi mensonge, mais il leur a dit qu’il avait du boulot par-dessus la tête, et qu’il ne quitterait pas Paris : il sait que sa mère lui pardonnera ce manquement à la sacro-sainte fête de famille, pour eux aussi c’est tellement affreux. Il téléphonera, passera la voir plus tard, enfin après le 1er janvier, que pourrait-il faire pour la consoler, se dédoubler ? Tout seul, il est comme une tasse sans sa soucoupe, comme une reliure sans pages, comme un pantin sans ficelles.

Il se réjouit pourtant de revoir sa maison, de savourer ces cinq jours, sans devoir composer. Sa douleur et son chagrin, il les gardera au chaud dans sa solitude. À Paris, il y a toujours les amis qui insistent, des relations à ménager, des clients à sortir, des femmes à rassurer, pas moyen de souffler.

Sa petite maison d’édition ronronne doucement. Il est plus heureux maintenant dans ses choix, après tant d’années de doute. À trente ans, il était temps de bâtir enfin, d’avoir une situation stable. Il a monté sa boite seul, sans relation. Il est assez fier de lui, mène la vie qu’il veut, sort peu, il n’aime pas traîner le soir. Les concerts, la musique, occupent une grande part de sa vie, néanmoins. Il aime décompresser, ne se refuse pas une bouteille millésimée, un de ses péchés mignons qu’il apprécie de partager avec une amie chère, si elle approuve ce penchant et sait déguster sans faire de commentaires idiots.

Cette année, il a essuyé un échec cuisant. Dorothée, n’a pas compris son désir de vie rangée à trente ans. Elle essaie de le persuader que rencontrer du monde fait partie de son métier. Mais Nicolas estime trop les gens, les vrais pour accorder un semblant d’attention à ceux qui vivent de chimères, s’égarent dans le luxe et la débauche, ceux qui s’enivrent d’illusions et qui étalent leur fric avec ostentation.

Nicolas recherche des auteurs, mais pas n’importe lesquels. Il apprécie la poésie de l’écriture, ceux qui utilisent une langue imagée, celle qui touche le cœur et l’âme, des histoires simples qui savent faire vibrer l’émotion pure avec des personnages authentiques et humains.

Dorothée n’a pas souhaité le suivre sur ce chemin-là. Elle lui a dit qu’il fusillait son ascension sociale à ne vouloir écouter que les opprimés et les paumés. Elle était persuadée avoir raison. Ils en discutaient tout le temps et à bout d’arguments, elle fuyait, sortait en claquant ses talons trop pointus sur les tommettes de l’entrée, le laissant désarçonné par tant d’opiniâtreté. Dorothée partie. La belle affaire, elle ne lui manque pas tant que ça.

Ces cinq jours, Nicolas va s’enfermer à double tour dans son home poussiéreux, avec Brahms et Mahler pour compagnons du soir. Il fera tonner la nouvelle chaîne hi-fi, profitera de ce temps béni pour ne rien faire, n’aller nulle part, ne voir personne. Il débouchera deux ou trois bouteilles rares, s’enivrera sans complexe, seul. Il s’est fait ce cadeau pour Noël, trois cartons de crus sélectionnés avec soin par un vieil ami œnologue. Il s’en réjouit à l’avance et monte le son de sa radio pour se laisser chavirer par la symphonie n°4 de Mendelssohn.

– Mais qu’est-ce qu’il a ce con à me faire des appels de phares !

Nicolas pense qu’il y a sans doute des flics au prochain virage. Le compteur affiche 90, il ne roule pas si vite. Machinalement il lève le pied et malgré la brume qui s’épaissit, il aperçoit une forme qui parait humaine sur la chaussée. Quelqu’un assis au milieu de la route. C’est dingue pense-t-il avant de freiner à mort. Les pneus de sa Laguna ne crissent même pas. Il se gare sur le bas-côté, met ses warnings et descend pour en avoir le cœur net.

 

La décision   –   Brigitte Lécuyer

 

Posée sur la falaise, la station d’Ault est un balcon sur la mer.

Voilà ce que disait le dépliant touristique que j’avais eu par hasard entre les mains, il y a une dizaine de jours. C’est exactement ce qu’il me fallait : de belles falaises assez vertigineuses pour en finir en beauté, face à la mer du Nord, la mer témoin de ma naissance, spectatrice impassible de mon adieu, la mer qui a été mon berceau, sera mon catafalque. Je ne me suis pas couchée, à quoi bon ! Bientôt je ne serai plus jamais fatiguée, j’aurai l’éternité toute entière pour me reposer. J’ai roulé de nuit, deux heures qui m’ont semblé courtes et si longues à la fois. Je voulais assister au lever du soleil et j’ai pris la vieille Twingo, dix ans d’âge et de services rendus, dix ans de souvenirs, quelques bosses et cabosses. Je m’en voulais de l’abandonner ainsi, tache verte sur la place du village, mais il y avait tant de choses que j’allais abandonner, tant de gens. Je ne voulais plus y songer, réfléchir, je devais me concentrer sur l’ultime raison de venir jusqu’ici : ma mort, mon décès, mon trépas, ma disparition, la fin de mes angoisses, la délivrance de mon remords infini, l’oubli éternel.

Il n’est que six heures du matin, pas âme qui vive dans ce patelin du bout du monde, il est vrai que c’est dimanche et que le dimanche ici, comme ailleurs, on dort, avant que sonne la messe. J’attends que le premier bar ouvre ses portes pour avaler le verre du condamné. Ma bouche est sèche, ma langue comme un vieux morceau de savon, je tremble et n’ai plus de salive. J’ai l’estomac noué, et pourtant bien que ça paraisse incongru, j’ai envie d’un chocolat chaud avec des tartines, un désir qui parait décalé face à mon projet. Je repense aux tranches croustillantes tartinées de beurre salé, aux goûters de mon enfance. Bien sûr, c’est absolument idiot comme idée, on ne se suicide pas le ventre plein. Mais mon cerveau n’a pas encore intégré ce nouveau concept, je crois qu’il refuse de suivre ce délire.

Il fait nuit noire, je m’en vais d’un pas chancelant voir si l’église est ouverte pour une ultime prière. Mais l’église est fermée aussi. De toute façon, il y a belle lurette que je ne crois plus en rien. L’édifice affiche un air sinistre, accolé à une tour carrée hideuse, d’un beffroi à glacer d’effroi, la tour est surmontée de gargouilles grassouillettes qui n’effraieraient même pas un bébé. Mes bébés, il ne faut pas que je pense à mes bébés, mes tout-petits. Mes yeux brûlent et mon cœur décélère et vibre comme un tam-tam fou. Ma gorge est nouée, arriverai-je seulement à avaler un verre d’eau. La mer que j’entr’aperçois là-bas a l’air haute. Le temps est doux, trop doux pour une fin d’octobre, pourtant j’ai terriblement froid. Il n’y a pas de vent, je me demande si c’est un temps pour disparaître et s’il existe un temps idéal pour mourir ?

Je m’arrête devant l’église. Ici plus qu’ailleurs, le monument aux morts ne passe pas inaperçu. Malgré la semi-pénombre, j’arrive à lire les noms les uns après les autres, j’épluche toute la liste au cas où j’y trouverais le mien, une vieille habitude. Certains patronymes y sont gravés plusieurs fois avec des prénoms différents : je pense aux femmes, aux sœurs de ces gens, à ces familles décimées en si peu de temps.

Quelle connerie la guerre, mais il n’y a pas hélas que la guerre pour anéantir une famille, la mienne aussi est vouée au malheur, et nulle guerre n’en est responsable.

Quand j’arrive vers la grève, une eau grise et sournoise attaque les parois blafardes, qu’éclaire à peine un quartier de lune. Dans un grondement sourd, les vagues chargées de pesants galets s’écrasent sur cette craie friable. Je ne distingue pas au loin, le phare de l’île de Wight, sensé se trouver en face, ni les lumières de Brighton. Je n’irai pas à Brighton, ni à Wight non plus d’ailleurs, je n’irai plus nulle part, peut-être en enfer.

Depuis des mois, j’erre sans but, comme une somnambule, je fuis mon reflet, je traîne mon infamie. Il me semble que la honte est à jamais inscrite sur mon visage, que le monde me regarde de travers, sait de quel crime odieux je suis coupable. Je n’ai pas trouvé d’autre solution à mes problèmes que cette décision, cette idée qui me tourmente, endiguer le flot de mes remords, stopper là mes souffrances, arrêter de me faire un cinéma avec des si, si j’avais su, si j’avais vu, si j’avais été plus attentive, plus à l’écoute, plus plus plus, je n’en peux plus !

J’ai l’air comme ça de faire bonne figure, mais au fond de moi, je suis anéantie, détruite, brisée telle une poupée de porcelaine et mes morceaux à moi ne peuvent se recoller. Écœurée par ma bêtise incommensurable. Je ne suis à présent qu’une carcasse vide, où s’engouffrent des tempêtes de contradiction où les regrets me submergent par vagues rapides, où je ne désire plus imaginer un avenir avec quiconque, où le peu de volonté qui me reste, s’épuise, se fige et me glace le sang.

Je retourne vers la place et je jette mon trousseau de clefs sur le siège avant. Qu’importe si on me vole la voiture, d’ailleurs je laisserai les portières ouvertes. Un Gizmo jaune canari en peluche est accroché au rétroviseur, il se balance. Il a l’air de me fixer de ses gros yeux noirs. Ce regard sans vie me trouble plus que de raison.

Il fait toujours aussi sombre, le soleil hésite à se lever. Et s’il ne se levait pas ? Il faut que j’avale quelque chose, ou je vais tomber là et ne plus me relever. Il y a sans doute une bonne demi-heure de marche pour arriver en haut des falaises. De loin, elles me paraissent de plus en plus terrifiantes noyées dans la pénombre. Je suis une bonne marcheuse, et n’ai pas peur des petites grimpettes, mais celle-ci sera mon Golgotha, ma montée au calvaire avant le sacrifice. Je les ai choisies bien hautes, plus de soixante-dix mètres annonçait le dépliant et ça devrait suffire pour que je ne rate pas mon envol. Je n’ai pas l’intention de finir tétraplégique.

Il n’y a personne d’autre dans le troquet, que le patron et moi. Je commande un express et comme une vulgaire touriste, je l’interroge sur l’altitude des fameuses falaises. Je réalise l’incongruité de ma question, après tout, qu’importe la hauteur. Le patron ne sait pas très bien, et dit qu’il n’habite ici que depuis trois ans. Je ne parviens à avaler que la moitié du café qui me parait fadasse, j’ai déjà perdu la saveur des choses, le goût même de la vie.

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