La destination et l’errance - Jude Castel
Chapitre 1
– SYDNEY KINGSFORD SMITH –
À mesure que mon départ pour le bout du monde approchait, les raisons qui me poussaient à partir s’amenuisaient. Âgé d’à peine vingt ans, un baccalauréat en poche et des études supérieures non menées à leur terme, j’ignorais tout à fait quelle voie suivre. Rien ne me convenait vraiment. Je flottais dans les méandres de cette incertitude qui semblait définir ma génération tout entière.
Mon meilleur ami, Paul, que je connaissais depuis le collège, ignorait lui aussi la direction à prendre pour atteindre ce royaume de l’âge adulte. Cet état d’esprit qui nous permet d’avouer haut et fort qu’on a trouvé sa voie. Paul avait un an de plus que moi, un baccalauréat avec mention en poche mais un dossier scolaire pour le moins négatif qui ne lui avait pas permis d’être sélectionné pour un Brevet de Technicien Supérieur. Alors que j’entrais en première année de Lettres Modernes, Paul, lui commençait à travailler en tant que pizzaiolo mais il n’avait pas plus sa place dans une pizzeria que je n’en avais dans une salle de cours.
On ne se sentait nulle part à notre place alors quitte à s’égarer complètement, on décida de partir pour l’Australie. Naïvement et avec l’approbation tacite de nos parents respectifs, nous pensions qu’embrasser une toute nouvelle existence loin de notre Bretagne natale, arrangerait nos problèmes ou encore mieux les ferait disparaître. Nous ne savions pas encore que quelque soit l’endroit, on emporte avec soi ses problèmes.
L’interminable trajet vers le continent australien passa comme un rêve, pourtant je ne dormis pas une seule seconde dans l’avion menant à Shanghai où un second avion nous attendait pour atterrir à Sydney, 24 heures plus tard. C’est avec un plaisir contenu par la fatigue qu’on écouta le commandant annoncer qu’il effectuait la descente vers l’aéroport de Sydney et qu’il fallait boucler notre ceinture. Pour passer le temps, on s’était occupé à discuter de tout et de rien dans notre langue natale. On était dans un avion rempli de chinois, personne ne nous comprenait. Paul se moquait de la forme de leurs yeux ne manquant pas de faire remarquer qu’au moins, quand il s’agissait de dormir, ça devait pas être si compliqué, étant donné que leurs yeux étaient déjà à moitié clos. Bien plus sombre, quand je n’avais pas ma dose de sommeil, j’imaginais que les asiatiques naissaient sans le moindre orifice oculaire et qu’à la naissance de chaque enfant, le docteur était dans l’obligation d’attraper un scalpel pour y faire deux petites incisions. Je reconnais que c’était nul et de mauvais goût.
Mon voisin de l’autre côté du couloir dormait. Il était âgé d’environ une cinquantaine d’années, sa femme avait la tête posée sur son épaule. Elle aussi était endormie et il lui bavait dessus sans s’en rendre compte. Sa salive se mêlait à ses cheveux bruns. Les hôtesses terminèrent leurs vérifications et le commandant continua à parler tout seul à travers le microphone.
Je m’approchai du hublot. On y voyait un ensemble d’îles d’un vert très foncé. Je fus surpris par tant de végétation. Sydney étant une ville, je ne m’attendais pas à tant de verdure, surtout pas des îles. Les nuages qui flottaient au dessus, disparaissaient lentement à mesure qu’on descendait. Paul, l’œil vif, vit le fameux pont de Sydney. Ainsi que l’Opéra qui était minuscule vu d’en haut. En arrière-plan, de hauts buildings se tenaient comme des legos transparents. Pendant un court instant toutes mes craintes concernant ce voyage disparurent. Nous étions dans un pays magnifique bien loin de la morosité de notre ville natale.
Nous restâmes à scruter la vitre de longues minutes pendant que, doucement mais sûrement, l’avion effectuait sa descente. Je fus surpris d’apercevoir un plan d’eau en plein milieu de l’aéroport. Paul décréta que ce plan d’eau était le signe que Sydney était une ville moderne. Quelques mois plus tôt, lors de la préparation bien trop sommaire de ce voyage, je lui avais fait savoir que Sydney, n’était pas ma priorité. Je voulais avant tout voir Brisbane, ville que mon père avait visité quelques années plus tôt lors d’un voyage effectué pendant une de ses traversées avec la Marine Nationale. Nous étions tombés d’accord assez rapidement : nous ferions Sydney, Brisbane, puis Darwin. Les trois villes principales de la côté Est. Le plan était de rester trois mois dans chacune de ces villes et de quitter l’Australie au bout de neuf mois pour rejoindre la Thaïlande. C’était le plan initial.
– Il fait combien de degrés, tu penses ?
– C’est l’Australie, mon pote ! Même si c’est l’hiver austral ici. On doit bien approcher des 25° lança Paul joyeusement.
– Imagine, ça caille...
– Sois pas pessimiste. On est enfin arrivé ! Depuis le temps qu’on en rêvait !
Je me perdis dans la contemplation de l’écran digital accroché au siège de devant. On y voyait un planisphère, ainsi qu’un avion démesurément grand posé sur cette gigantesque île qu’était l’Australie. Au bout d’un moment les pixels laissèrent place à un écran bleu tranché d’inscription sur la température intérieure et extérieure.
– Paul.
– Quoi ? fit-il sans détacher ses yeux du hublot.
– Ben, comment dire… Sur mon écran, ils disent qu’il fait 8° dehors...
Il bégaya que de toute manière on serait bientôt fixé. L’avion atterrit enfin et roula lentement jusqu’à l’enceinte de l’aérogare. C’est à ce moment-là, une fois l’avion immobile que les bruyants asiatiques se levèrent dans un capharnaüm indescriptible. Ils hurlaient, criaient, se pressaient de toute part pour mettre la main sur leurs sacs. Paul se tourna vers moi en écarquillant les yeux, les mains cachant ses oreilles pour atténuer le bruit. Nous nous levâmes et suivîmes lentement la foule jusqu’à la première sortie.
Ça y est. J’y étais. Je foulais le sol australien. Enfin, pas complètement étant donné que je circulais actuellement dans un long couloir qui courrait de l’avion à l’aéroport. Il était encore impossible de connaître la température extérieure. On attendait que ça. Quitter au plus vite cet aéroport et sortir prendre l’air. On était exténué mais l’excitation prenait le dessus sur la fatigue. Des publicités et autres inscriptions ornaient les murs. Seuls les mots étaient différents. Les images restaient toujours les mêmes, peu importe les pays. Un jeune homme dans la fleur de l’âge souriant à l’objectif, le pouce levé, une petite fille souriant à son père et les habituelles accroches « WE ARE HERE FOR YOU ! »1:. Le jeune homme était un synonyme de jeunesse et de réussite sociale (pouce levé en signe de défi relevé) quant à la jeune fille souriant à son père, elle représentait la nouvelle génération de clients et l’entreprise en question l’accompagnerait dans son avenir.
Nous suivîmes le flux des passagers dans l’aéroport. Après tout, ils étaient dans le même pétrin que nous. Ils allaient devoir remplir un tas de papiers, passer devant un douanier et enfin espérer récupérer leurs bagages sur le tapis roulant en priant pour qu’ils ne soient pas égarés. Je craignais d’ailleurs que notre visa soit invalide. Bloqués à jamais dans l’Aéroport. Nous nous étions enregistrés en ligne sur le site de l’ambassade australienne et n’avions strictement rien reçu. Je m’attendais à recevoir un livret similaire au passeport, mais ce ne fut pas le cas.
Après avoir rempli un coupon de couleur vert clair mis à notre disposition, nous patientâmes dans une longue file d’attente. Au-dessus de nos têtes, une imposante télé diffusait les informations, le sigle CNN tamponné sur un coin de l’écran. Je scrutais la télévision incapable d’entendre le moindre son à cause du caquètement des japonais qui m’encerclaient.
Finalement après plus de quinze minutes d’attente, notre tour arriva. La douanière nous demanda si nous étions ensemble et lorsque nous répondîmes par l’affirmative elle nous convia à la rejoindre en même temps.
– Passeports, demanda la jolie jeune femme.
Elle les considéra rapidement et les tamponna avant de nous souhaiter un bon voyage sur le territoire Australien.
Je tentai de trouver les mots pour lui expliquer la raison de notre venue.
– We are here with a Working Holiday Visa…1:
« I Know, It’s done. » 2:
Elle précisa que c’était automatisé. Rien à remplir. Son ordinateur le faisait pour nous.
– Oh… Thank You3: répondis-je en souriant.
Elle me sourit, leva le bras pour réveiller l’attention d’un autre visage et m’oublia.
Nous pénétrâmes dans la pièce ou les tapis à l’arrêt augmentaient notre inquiétude concernant le sort de nos bagages. Paul tapait des pieds. Moi j’étais assis sur le tapis roulant, attendant qu’il se mette en marche. Je lançai un regard à Paul. Il me le rendit en soupirant. Au moment où je m’y attendais le moins, le tapis roulant se remit en marche me faisant sursauter au passage.
– Tu verras comme par hasard, on sera les derniers à recevoir nos valises, pesta Paul comme s’il lisait dans mes pensées.
Effectivement ce fut le cas. Sur deux de mes bagages (une tente et un gros sac) je n’en reçus qu’un seul.
Je conseillai à Paul de veiller sur nos bagages pendant que je partis, inquiet, à la recherche de la tente perdue.
– S’cuse me sir ? fis-je à un homme noir imposant qui discutait avec un agent de la sécurité. I lost my bag. It’s not here4: ajoutai-je en montrant du doigt le tapis roulant devant lequel Paul nous dévisageait.
« It’s a… comment on dit tente putain, hmm a blue bag, like a big circle ? 5:
– Oh yeah. You see the door just right there ? Your bag is probably here. 1:
Je le remerciai et rejoignis la porte où un homme assis devant une table remplissait des formulaires. Derrière lui se trouvait une porte jaune à moitié ouverte ou j’ aperçus une dizaine de valises.
– Hey. I’m looking for a big blue bag...2:
Il héla un collègue et lui fit savoir ma requête. Celui-ci sortit avec ma tente. C’était une tente deux secondes. Deux secondes pour la monter en la lançant en l’air, deux heures pour la ranger dans son sac.
– Thank you. 3:
Fier d’avoir relevé ce premier challenge, je retrouvai Paul devant le tapis roulant.
– Ils différencient les bagages imposants des autres. C’est pour ça que ma tente était là-bas.
– Ok. On devrait aller faire du change, y a un stand là-bas.
Lorsque la femme enfermée dans sa prison de verre nous vit nous approcher, elle se recoiffa et sourit, heureuse de se rendre enfin utile. Je farfouillai dans mon portefeuille et retirai de doux et chauds billets d’un montant de cent euros. Elle tapota sur une calculette et me déclara la somme qui me serait rendue en dollars australien. J’acquiesçai sans comprendre et elle me tendit la somme à travers un trou carré dans la vitre donnant sur ma main avide de sentir pour la première fois le pognon australien. Les billets étaient étranges, faits non seulement de papiers mais aussi d’un plastique transparent.
Il fallait à présent supporter une autre fouille avant de pouvoir quitter l’aéroport. Le douanier en question était un chauve à l’air méfiant. Il me demanda de poser sur une table située entre lui et moi, mon gros sac à dos.
– …in there ? 4:
– What ? 5:
– I just wantno whazit in tha bag ?
Je ne compris que le mot bag. Probablement voulait-il savoir ce qu’il y avait à l’intérieur.
– Clothes, Stuff like that1:.
Je l’ouvris donc et le laissai y farfouiller à sa guise. Il retira mes vêtements si bien pliés au départ, contempla mon dentifrice et me rendit finalement mon sac en soupirant.
– And in dat bag ?2: fit-il en désignant ma tente bleue.
– Hmm it’s a tente. I sleep in it...3:
– Gonna have to ‘pen it. 4:
L’ouvrir ? Alors qu’il me fallait des heures pour parvenir à, ne serait-ce que la fourrer dans le sac ! Paul me regardait d’un air amusé. Il connaissait ma position concernant cette foutue tente.
– There is nothing here. 5:
– Put the sleepin’bag in the desk, please. 6:
Il ouvrit la tente de quelques centimètres et y passa sa main tâtant ce qui se trouvait à l’intérieur, c’est-à-dire rien. Il grogna, la referma et abandonna en hochant la tête. Maintenant c’était le tour de Paul. Je m’éloignai d’eux, observant la scène avec délectation. Paul tentait de comprendre ce qu’il essayait de lui dire. Il se penchait presque à son oreille.
– Ouate ? Aïe donte Understandeuh.
– ’ver mind.
– Ça veut dire laisse tomber, précisai-je à mon meilleur ami. Il a dit nevermind.
Paul, les mains derrière le dos, patientait calmement devant l’homme. Heureusement, nous n’avions strictement rien de compromettant dans nos affaires et après un moment, il nous autorisa finalement à partir avec un sourire à la fois bienveillant et moqueur.
1: NOUS SOMMES LÀ POUR VOUS.
1: On est venu avec un WORKING HOLIDAY VISA.
2: Ouais, je sais. C’est validé.
3: Oh...Merci.
4: Excusez-moi. J’ai perdu mon sac. Il n’est pas là bas.
5: C’est… un sac bleu, comme un grand cercle ?
1: Vous voyez la porte, la bas ? Votre sac est probablement ici.
2: Bonjour, je cherche un grand sac bleu...
3: Oh, merci.
4: ...Dedans ?
5: Quoi ?
1: Des vêtements, ce genre de choses.
2: Et dans ce sac ?
3: Euh, c’est une tente. Je dors à l’intérieur.
4: Je vais devoir vous demander de l’ouvrir.
5: Il n’y a rien dedans.
6: Posez le sac sur la table, je vous prie.