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Trois fois veuf

Olivier

Veuf. J’étais veuf depuis peu et c’était par ce terme que l’on me qualifiait. Les gens avaient parfois du mal à croiser mon regard, gênés. On ne sait pas quoi dire à un fraîchement veuf. On sait qu’aucune parole ne pourra le réconforter suffisamment. Je ne demandais surtout pas que l’on me plaigne, l’empathie exprimée par qui que ce soit me pesait. Crise cardiaque, c’était ce qu’ils avaient dit. C’était arrivé brutalement, les secours avaient mis beaucoup trop de temps à arriver, ils n’avaient pas pu la ranimer. Elle n’était pas revenue à la vie malgré tous les soins prodigués. Elle avait trente-quatre ans. Moi j’avais le statut de veuf à la veille de mes cinquante ans.

La mort nous avait surpris alors que notre histoire touchait à sa fin, nous nous étions éloignés l’un de l’autre de façon irrémédiable depuis plusieurs mois. C’était elle qui avait souhaité me quitter.

Mélanie était une fille qui avait une très haute estime d’elle-même. Elle adorait poster des photos d’elle sur les réseaux, quinze ans plus tôt, où elle apparaissait belle comme un cœur, pour cause, elle avait dix-neuf ans. Ses amis « likaient », et ça, elle adorait. Elle écrivait également de grands articles à propos de son boulot ou elle se faisait mousser à loisir. Elle occupait un poste à responsabilités et ne manquait pas de le faire savoir. C’était plus fort que moi, ça m’exaspérait. Elle était supérieure à moi, en tout point et je réalisais maintenant qu’au lieu de m’en réjouir, j’étais jaloux. Cette jalousie me rongeait et ça se voyait. Plus je l’exprimais, plus elle prenait ses distances. Il faut dire que j’avais beaucoup changé. Et maintenant, à cause d’elle, voilà que j’étais LE VEUF.

Au début, je n’avais touché à rien. Impossible pour moi, même entrer dans sa chambre me coûtait. Oui, je dois préciser que l’on faisait chambre à part depuis cinq ou six ans, je ne sais plus.

Si. En fait, je me rappelle très bien. Mais j’ai du mal à l’accepter.

 

Une maison trop grande

1 – Pierre meurt, Anna est seule

Anna était veuve depuis peu. C'était le cœur qui avait lâché pendant l'anesthésie. Pierre avait été hospitalisé pour une opération bénigne de la vésicule et n'était pas ressorti vivant. Elle ne s'y attendait pas, personne ne s'y attendait.

Elle aurait dû se sentir soulagée, depuis le temps qu'ils ne se supportaient plus. Ils vivaient côte à côte, mais proscrivaient toute activité commune. Du moins, elle refusait la plupart du temps qu'il s'inscrive aux mêmes ateliers qu'elle.

Elle faisait partie d'une chorale, elle aimait le chant. Au début, il l'accompagnait et faisait, lui aussi, partie des choristes. Il chantait faux et faisait des commentaires dont elle avait honte. Il tentait de faire rire ses amies avec des blagues qui n'amusaient que lui. Elle lui avait un jour posé un ultimatum : soit il arrêtait de venir avec elle, soit elle faisait grève de la cuisine. Incapable qu'il était de se préparer un repas, il avait capitulé.

Eh bien malgré cela, elle l'avait pleuré, sincèrement. Pleuré comme jamais elle n'avait cru en être capable. En fait, elle n'était pas sûre de la vraie nature de son chagrin. Elle pensait plutôt que ce décès avait libéré le flot de larmes qu'elle avait bloqué en elle depuis toutes ces années. Ces années qu'elle avait passées à s'opposer à lui, à tenter de vivre sa vie malgré tout. Ça avait duré au moins vingt ans... Elle avait maintenant presque soixante-dix ans et était enfin libre, libre de ses actes, libre de décorer sa maison comme elle l'entendait, libre de faire partie de toutes les associations qui l’intéressaient sans qu'il lui demande des comptes. Et pourtant, elle se sentait vide de toute envie. Tout cela n'avait plus d'intérêt s'il n'était pas là pour râler.

Après les obsèques, elle avait regagné sa maison, seule. Les enfants habitaient loin, ils devaient repartir. Elle avait préféré que ce soit ainsi et tout le monde l'avait compris.

La maison lui paraissait immense. C'était une grande battisse, construite en forme de L, sans grand charme. Une mezzanine surplombait l'entrée principale, inutile. Elle avait toujours rêvé d'une mezzanine et il avait fini par accepter, sans chantage cette fois, mais il ne lui avait pas laissé faire la décoration qu'elle souhaitait. Ils n'étaient jamais parvenus à se mettre d'accord à ce sujet, si bien que les murs étaient restés bruts, sans aucun revêtement, ni même une couche de peinture. On pouvait voir les bandes plus foncées que constituaient les joints entre les plaques de plâtre. Maintenant, elle pouvait faire venir un peintre, rien ne s'y opposerait. Elle tardait à se décider.

La maison comportait cinq chambres. Cinq chambres pour une femme seule. Ridicule ! Quand Pierre était encore en vie, deux d’entre-elles étaient occupées. Ils faisaient chambre à part depuis longtemps. C'était elle qui en avait pris l'initiative. Elle ne supportait plus qu'il la touche, ni même qu'il la frôle, au point d'avoir d’insupportables insomnies. Il avait parfois tenté quelques approches, sursauts de libido endormie depuis plusieurs années. Elle l'avait à chaque fois rabroué. Elle s'était promis que jamais, plus jamais ça avec lui. Avec un autre, pourquoi pas ? Elle ne pensait en aucun cas être devenue frigide, mais il aurait fallu que l'occasion se présente. Elle l’exécrait trop pour pouvoir jouer la comédie et le satisfaire. La seule visualisation de la scène provoquait chez elle un profond dégoût.

En rentrant ce jour-là, elle avait visité sa propre maison, presque comme si elle la découvrait pour la première fois. Qu'allait-elle faire de tout cet espace inutile ? Elle ne voulait pas déménager, elle se sentait bien dans son village. Mais maintenant, il faudrait qu'elle gère la maison et aussi le jardin. C'était Pierre qui s'en occupait auparavant, elle allait devoir s'y mettre. Il n'était pas très grand, mais suffisamment pour vous prendre quelques heures par semaine. Elle s’offrirait peut-être les services d’un jardinier à condition que cela n'ampute pas trop son budget. Oh et puis ça ne devait pas être si compliqué, elle allait essayer.

Après quelques jours, la solitude du soir devint pesante. Même s'ils ne vivaient plus en grande harmonie, la seule présence de l'autre suffisait à garder une certaine sérénité. Elle s'abrutissait de télé, regardait tout et n'importe quoi, séries, infos, reportages, films, jusqu'à une heure avancée de la nuit. Et le matin, elle avait tout le mal du monde à s'extraire des couvertures. Elle se forçait à ne pas dépasser 10 h, même si elle n'avait rien de particulier à faire.

Un soir, sur une chaîne d'infos, elle tomba sur un reportage sur la vie des S. D. F. à Partèce. Ils étaient de plus en plus nombreux, de nationalités diverses, beaucoup venaient de pays de l'est de l'Europe, mais aussi d'Afrique, et bien sûr, bon nombre de nos compatriotes faisaient partie de cette population.

Une idée germa dans son cerveau. Et si elle recueillait une famille dans sa grande maison ? Il y avait largement la place à loger un couple et ses trois, quatre, voire même cinq enfants !

Comment faire pour proposer son offre ? Les sans-toit lisent-ils la presse ? Vont-ils dans les cybers cafés surfer sur le net et ont-il accès aux petites annonces postées sur le bon coin ? Probablement pas. Il fallait qu'elle se rende sur place. Quelques mots et son numéro de portable sur une affichette suffiraient. Les quais de Sibelle, ou le canal St Georges, place de la Liberté, ou bien d'autres lieux encore. Il y avait l'embarras du choix. Les S.D.F. avaient-ils un téléphone portable ? Afficher son numéro sur tous les murs de Partèce n'était pas forcément une bonne idée. Elle irait plutôt les voir, leur parler. Ainsi, elle se rendrait compte de l'enthousiasme que démontrait ces gens. Elle ferait une sorte de casting improvisé. Et si elle tombait sur des gens sans foi ni loi qui lui prenaient tout ? Et s'ils la torturaient pour avoir son numéro de carte bleue ? L'idéal serait de trouver un couple qui accepterait de faire de l'entretien en compensation de l'hébergement. Était-ce bien raisonnable ? Supporterait-elle des enfants turbulents dans sa maison ?

Il fallait qu'elle en parle à quelqu'un, qu'elle obtienne des conseils de ses amies les plus proches.

Dans sa tête, elle rédigeait son annonce : « Femme possédant grande maison, peut loger famille contre bons soins. » Elle devrait peut-être rajouter « vieille » devant femme pour ne pas attirer tous les détraqués du coin. Non, il fallait que ce soit plus impersonnel : « Offre toit pour famille qui n'en a pas. Appeler au... » Ce serait mieux qu'ils soient en règle avec la loi, mais ce ne serait pas facile de poser la question du style : « Vous avez des papiers ? » Ça, elle ne pouvait l'envisager. Tant pis, elle prendrait le risque.

Elle expliqua donc sont projet à ses deux amies de chorale, Maryvonne et Claude. Maryvonne pensa tout simplement qu'elle était tombée sur la tête. Elle disposait elle-même d'une demeure trois fois plus grande que celle d'Anna, mais n'aurait jamais pu avoir une telle idée. « Des mendiants chez toi ! Quelle horreur ! » Maryvonne payait l'impôt sur la grande fortune mais ne faisait jamais ni don, ni acte de bénévolat. Tous les biens de la famille se transmettaient de génération en génération, et il ne saurait en être autrement. Elles avaient en commun leurs goûts culturels et leur passion pour le chant. Leur amitié tenait à ça, rien d'autre.

Quant à Claude, elle trouva cette idée plutôt bonne et accepta d'aider Anna à trouver « la bonne famille ». Ouf, elle avait au moins une alliée. À deux, elles se sentiraient plus fortes pour aborder les gens dans la rue.

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