Tranche de salle d’attente
Dans la salle d’attente du médecin, le temps est toujours trop long, on a l’impression de le perdre. On s’observe les uns les autres, à la dérobée.
Mais dans la toute nouvelle maison médicale de ma ville, difficile de dévisager les autres malades sans se faire remarquer car tous les sièges sont alignés du même côté, dans un couloir.
Je m’ennuyais donc fermement, j’avais oublié, comme à chaque fois, d’emporter mon livre en cours. J’avais attrapé le premier magazine ventant les plus belles maisons de France (après avoir écarté tous les titres people), demeures d’architectes très bien décorées grâce à des meubles que personnellement je ne vois que dans ce type de presse.
Quand tout à coup, l’ennui s’en alla : une femme qui ne m’était pas complètement inconnue, était entrée. Elle avait pris place de l’autre côté de la personne qui patientait à mes côtés.
Je la reconnus, c’était une figure que tout le monde connaissait en ville. Elle avait autrefois occupé des responsabilités au sein de la mairie et tout un chacun se souvenait d’elle car elle portait les cheveux remontés en « choucroute », à la Marge Simpson, en moins bleu. On la repérait entre mille, et de loin.
Elle connaissait manifestement bien la femme assise entre nous deux, elle engagèrent la conversation et comme la plupart des personnes qui ont atteint l’âge respectable d’environ soixante-dix ans, elles parlèrent de leurs enfants et petits-enfants.
Je compris qu’elles avaient une fille du même âge, pas loin de la quarantaine, qui avaient usé les mêmes bancs d’école.
J’ai tout de suite remarqué que « Madame choucroute » avait pris l’avantage sur sa voisine, n’écoutant pas vraiment ses réponses.
Comme toute mère qui se respecte, elle mettait sa fille sur un piédestal et rien ni personne ne pourrait l’en faire descendre.
– Carole est médecin-chercheur à l’institut Pasteur et elle enseigne également. Elle a souvent un groupe de jeunes étudiants avec elle.
– Ah parfait. Vous m’aviez dit qu’elle était médecin, mais je ne savais pas qu’elle faisait de la recherche.
– Si si. Elle adore son métier. Son amie est médecin elle aussi. Et elles viennent d’acheter une maison en plein Paris. For-mi-dable ! J’ai même mon appartement au sein de la maison, c’est très pratique quand je passe la nuit là-bas. Eh puis je vais être mamie. Son amie attend un bébé.
Elle fit une pause. Après ces quelques phrases, j’avais cerné le personnage et ne fus pas étonnée qu’elle ne pose pas la question qui coulait de source (pour moi) : « Et vous ? Votre fille? » Ça n’avait pas d’intérêt pour elle.
L’autre femme fit une tentative :
– C’est tellement bien les petits-enfants, vous allez voir. Céline en a deux déjà. Ils sont adorables. Je les prends souvent à la maison aux vacances.
– Ce sera très pratique pour elles, il y a une crèche au sein de l’hôpital. Pas besoin de courir les nourrices.
– Ah oui, très bien. Céline est à Paris elle aussi.
– Il y a longtemps que Carole voulait un enfant, mais sa compagne étant plus jeune, elle n’était pas pressée. Elle va devoir ralentir son activité de conférencière, avec un enfant à la maison, ce sera différent. Je ne vous ai pas dit ?
– Heu, non ?
– On fait appel à elle dans le monde entier. Elle a exposé ses travaux à Los Angeles, Toronto, et la dernière fois c’était à Tokyo. La semaine prochaine, elle part pour New-Delhi. Elle en profite tant que le bébé n’est pas là.
– Formidable.
– Ça oui, on peut le dire.
L’autre femme allait-elle craquer et lui envoyer sa vie à la figure ? Peu probable, la mère de cette Carole en imposait trop. Elle semblait hypnotisée par son discours. Qu’aurait pu faire cette Céline pour concurrencer son amie d’enfance. Professeure ? Architecte ? Médecin elle aussi ? Quel que soit le métier qu’elle ait pu exercer, rien n’arriverait à la cheville de la fille de Mme Choucroute dont la vie était au dessus du lot.
Le médecin ouvrit sa porte. La mère de Céline eut un sursaut, c’était son tour. Elle se leva, prête à rejoindre le cabinet médical mais se retourna au dernier moment :
– Au fait, ça ne vous intéresse probablement pas, mais Céline est danseuse étoile à l’opéra de Paris.
Et elle emboîta le pas du médecin pour sa consultation.
L’autre accusait le coup. Son visage était fermé, le grand sourire satisfait qu’elle affichait quelques minutes plus tôt s’en était allé, sa choucroute s’était légèrement affaissée.
Bien joué maman de Céline.